Le St Sépulcre

INTRODUCTION DE MÈRE ABBESSE GERTRUDE SCHALLER À LA CONFÉRENCE SUR LE SAINT SÉPULCRE DE LA MAIGRAUGE

Pourquoi avons-nous choisi de vous présenter l’œuvre d’art du Saint Sépulcre de la Maigrauge cette année ?

Tout d’abord, parce qu’elle est étroitement liée à l’histoire spirituelle de notre Communauté. Dès les premières générations, les moniales de la Maigrauge vivent intensément la contemplation du mystère du Christ dans sa passion, sa mort et sa résurrection. Rien qu’à l’église, nous avons plusieurs représentations de crucifixions et de dépositions de la Croix, comme p. ex. le Christ souriant sculpté dans les stalles.

Le fameux Saint Sépulcre a joué un rôle important durant le Triduum pascal comme soutien de la prière des sœurs.

Et il a été extraordinairement bien conservé pendant cinq siècles. Mais un grand tournant est arrivé pour l’oeuvre en 1902. L’Etat de Fribourg s’était rendu compte que par la sécularisation qui s’était produite en 1848 et la suppression de bien des communautés religieuses, beaucoup d’œuvres d’art avaient disparu ou avaient été vendues à l’étranger. Aussi s’intéressa-t-il désormais au patrimoine artistique pour qu’il soit conservé dans le canton.

Muni des permissions de l’évêque, des experts vinrent inspecter le monastère pour recenser les peintures et sculptures conservées avec amour à la Maigrauge. Lorsqu’ils découvrirent le Saint Sépulcre, ils s’extasièrent devant sa rare beauté. Dans la suite, ils firent pression sur l’abbesse et l’aumônier, pour que l’œuvre soit vendue à l’Etat, ce qui fut finalement fait en 1903 à la grande tristesse de la communauté. L’acte de vente contient quelques clauses dont les suivantes :

3.a) « Le vénérable monastère de la Maigrauge conservera seul le dépôt et la jouissance de l’objet vendu, jusqu’au jour où, pour une cause quelconque, le dit couvent viendrait à disparaître ou à quitter son établissement actuel. »

3.c) « L’objet vendu sera à l’avenir hors de la clôture, afin de permettre l’examen à des visiteurs. Ces visites ne pourront toutefois se faire du dimanche de la Passion au jour de Pâques de chaque année ; pendant cette période, le vble. Monastère pourra réintégrer le Christ au tombeau dans l’intérieur de la clôture. »

Pour le protéger, l’objet fut déposé dans un coffre en verre qui produisit, avec le temps, un microclimat. Lorsqu’à deux reprises, il fut transporté ailleurs pour des expositions, les changements climatiques, produisirent quelques dégradations. Des restaurations furent nécessaires. La restauration générale de l’église nécessita la mise à l’abri du Christ au tombeau au Musée d’art et d’histoire. Là naquit l’idée que l’œuvre soit définitivement conservée au Musée, idée qui rencontra l’opposition de la communauté.

Finalement, le Saint Sépulcre pascal rentra au bercail. Mais des difficultés climatiques risquèrent de compromettre encore sa bonne conservation.  Le Conseil d’Etat proposa alors de faire créer une copie du Saint Sépulcre qui serait offerte au monastère, tandis que l’original resterait au Musée, proposition à laquelle consentit finalement la communauté.

Monsieur Cottier, notre ancien Président, avait activement collaboré à la recherche d’une solution du problème.

Actuellement, la copie est en cours d’exécution avec  des procédés techniques d’avant-garde.  Voilà l’histoire mouvementée qu’a subi l’œuvre que vous pourrez contempler tout à l’heure grâce à Madame Sylvie Aballéa, historienne d’art, actuellement conservatrice au Musée à Genève. Après un travail de licence, elle réalisa le doctorat sur ce même sujet. Nous la remercions vivement d’être venue parmi nous. 

Le Saint Sépulcre de l'Abbaye cistercienne de la Maigrauge - Sylvie Aballéa (extraits)

Le saint sépulcre de la Maigrauge est un des rares témoins de saints sépulcres mobiles qui représentent le Tombeau du Christ et s'utilisaient au Moyen Age pendant les célébrations liturgiques de Pâques. La forme du sarcophage permettait d'y poser aisément la statue du Christ et simultanément de l'exposer. Le saint sépulcre doit donc être considéré comme un objet de culte et de dévotion. Cette œuvre qui remonte au milieu du 14ème siècle constitue de plus une pièce majeure de la sculpture et de la peinture gothique sur bois en Suisse. Elle est fort intéressante de divers points de vue, en particulier du point de vue de l'histoire de sa conservation -tout-à-fait exceptionnelle- ou de son style, qui introduit avec ingénuosité les dernières nouveautés artistiques du second quart du 14ème siècle. Mais comme je suis aujourd'hui acceuillie par la communauté de la Maigrauge, j'ai choisi de vous présenter surtout l'emploi que l'on faisait au Moyen Age d'un tel saint sépulcre mobile. J'aimerais ensuite montrer en quoi l'iconographie de ce saint sépulcre est d'une rare richesse et inspirée par la dévotion pascale pratiquée dans certains couvents de Cisterciennes.

Un objet bien conservé

Alors que la majorité des saints sépulcres portables en bois sont actuellement incomplets ou composés de pièces d’époques diverses, celui de la Maigrauge a gardé son unité d’origine avec son coffre et sa statue contemporains. Il constitue ainsi le plus ancien exemple entier conservé.

Tout en bois, le sépulcre se compose d’un grand coffre peint, dans la cuve duquel est couchée une statue du Christ mort, également peinte. Comparé aux autres saints sépulcres en bois, celui de la Maigrauge est de grandes dimensions (sarcophage long de 189cm, haut de 100cm et large de 50cm environ, la statue du Christ longue de 155cm). Le Christ, sculpté dans du saule, s’insère parfaitement dans le coffre, construit en épicéa, qui reprend la forme des châsses reliquaires des 12ème et 13ème siècles.

Le saint sépulcre, qui a été conservé dans l’abbaye de la Maigrauge jusqu’au milieu du 20 ème siècle et n’a quitté le couvent pour la première fois qu’en 1955, nous est parvenu presque intact, en tout cas tel qu’il a été construit et sculpté à l’origine. Les dommages les plus graves sont dus aux changements de température et d’humidité. Ainsi, la polychromie est endommagée au dos du sarcophage et la peinture a disparu au revers du couvercle.

Trois restaurations, en 1957, en 1979 et une dernière récemment, ont consisté surtout à fixer les pellicules picturales. On a alors constaté que le Christ a été repeint à plusieurs reprises, dont la dernière fois vraissemblabement à l’époque baroque, et que, sur le coffre comme sur la statue, la couche la plus ancienne est médiévale. 

Ainsi, excepté quelques retouches techniques, le saint sépulcre n’a pas subi de modifications importantes.

Lorsque le sarcophage est fermé, les restes de peinture permettent de reconnaître la Visite des saintes Femmes au Tombeau à l’arrière et saint Jean sur un des deux côtés.

Le coffre une fois ouvert, la scène des Lamentations apparaît en premier plan. La Vierge prend congé pour l'ultime fois de son fils, qui vient d'être détaché de la croix par Joseph d'Arimathie et Nicodème. Puis, dans la profondeur, on découvre les saintes Femmes, saint Jean et la Vierge derrière le corps du Christ ainsi que deux prophètes assis sur un tas de terre, Isaïe et Job, dont le lien typologique avec le Christ est ici souligné. Autrement dit, les deux prophètes sont là pour rappeler que de même que le Christ est ressuscité de son sépulcre, de même celui qui garde la foi ressuscitera de son propre tombeau.

On date l’ensemble du saint sépulcre de la Maigrauge vers le milieu du 14ème siècle pour des raisons d’ordre stylistique et on l’apparente à la riche production de sculpture du nord de la Suisse et du Rhin supérieur. Une étude dendrochrologique, dont le résultat n’est cependant pas absolu, semble confirmer la datation proposée, en situant la date d’abattage du bois du coffre vers 1350-1355. 

Un emploi paraliturgique

Aucune source médiévale n’évoque l’emploi du saint sépulcre à la Maigrauge. Il est néanmoins aisé de l’imaginer à l’aide de sources connues ailleurs. Ce genre d’œuvres sculptées en bois et transportables étaient utilisées lors des célébrations pascales ou lors de véritables mises en scène théâtrale. Le saint sépulcre médiéval eut longtemps une fonction paraliturgique et se trouvait au cœur des cérémonies pascales. Les célébrations de la semaine sainte, d’abord à caractère liturgique, s’imprègnèrent d’une progressive théâtralisation. Il est probable que le trope qui relate la Visite des saintes Femmes au Tombeau et la Résurrection du Christ en ait marqué le point de départ, le dialogue entre les anges et les saintes Femmes se prêtant avec bonheur à des jeux de scène. A la fin du 12ème siècle, la dramatisation croissante de la liturgie aboutit aux jeux de la Passion, les Ludi paschales,  véritables mises en scènes des récits évangéliques et apocryphes. Mais parallèlement, la tradition des cérémonies paraliturgiques s’est maintenue. Au 14ème siècle, l’époque qui nous intéresse, la situation se révélait donc double.

D’après les textes, certaines églises préféraient des célébrations traditionnelles, fortement liées à la liturgie ; d’autres jouaient des mystères dans des mises en scène plus vivantes et élargies à d’autres personnages, comme Pierre et Jean.

Cependant, à cette époque, les trois célébrations centrales, la Depositio crucis, l’Elevatio crucis et la Visitatio sepulcri gardaient dans l’un et l’autre cas une signification essentiellement symbolique. La première célébration, la Depositio crucis, symbolisait l’enterrement du Christ et consistait à « déposer » dans le sépulcre une croix, une hostie ou une statuette du Christ mort le vendredi saint entre Nones et Vêpres. Cette pratique, courante dès le 10ème siècle, remontait déjà au 8ème siècle. 

A Rome, les hosties consacrées le jeudi saint et non consommées ce jour-là étaient mises en réserve dans une capsa ou boîte prévue à cet usage. Ce rite se répandit ailleurs, d’abord en Lorraine puis dans le Sud de l’Allemagne. Il fut peu à peu interprété comme une mise au Tombeau symbolique. Tout aussi suggestive, l’Elevatio crucis figurait la Résurrection du Christ. Elle avait lieu dans la nuit ou tôt le dimanche de Pâques. Directement liée à la Depositio, la cérémonie était beaucoup plus brève et très souvent discrète : dans le calme de la nuit ou de l’aurore, le prêtre, accompagné parfois de quelques diacres,  enlevait la croix ou la statuette du sépulcre et la ramenait sur l’autel.

La Visitatio sepulcri, c’est-à-dire la Visite des saintes Femmes au Tombeau et l’annonce de la Résurrection, était célébrée le même dimanche à l’office des Matines, juste avant le Te Deum.

Le déroulement en était simple : les trois Maries s’avançaient vers le sépulcre ; à l’interpellation Quem quaeritis des anges, elles répondaient en chœur Ihesum Nazareum ; les anges, en montrant le linceul qui n’enveloppait plus le corps du Christ, répliquaient Non est hic ; finalement les Maries se tournaient vers l’assemblée et entonnaient Hodie resurrexit . Ces représentations avaient lieu autour du Tombeau du Christ. 

Une iconographie particulière

L’iconographie du saint sépulcre de la Maigrauge, comme celle de toutes les images de piété, des imagines pietatis, insiste sur l’aspect de la dévotion, au détriment de la logique narrative.

Elle illustre la sépulture et la Résurrection du Christ avec une richesse et une complexité tout à fait uniques. Certes la maigreur et les plaies sanguinolentes du Christ gisant, travaillées en relief, impressionnent.

Mais surtout un autre motif iconographique, plus discret et non relevé dans la bibliographie jusqu’à présent, est introduit : il s’agit de saint Jean, dont la présence reste exceptionnelle dans les saints sépulcres du 14ème siècle. Notons que saint Jean se trouve à l’extérieur, visible en tout temps, le coffre ouvert ou fermé. 

Placé derrière la Vierge, il doit la soutenir de ses deux bras. Elle paraît défaillir, les bras ballants et le regard dirigé clairement vers son fils mort. Sa douleur est cependant retenue.

La Vierge et saint Jean forment un groupe uni, étroitement lié au Christ qui repose à leurs pieds. D’ailleurs, l’inclinaison de leurs têtes l’une vers l’autre suggère plus qu’un simple rapprochement : une douleur partagée qui illustre la compassio. 

La Mère du Christ défaillante ou évanouie, soutenue par saint Jean, par une ou plusieurs femmes est une des variantes iconographiques de la Mater dolorosa (Vierge souffrante), qui fut tout d’abord restreinte à la scène de la Crucifixion, puis apparut au cours du 14ème siècle dans diverses scènes de la Passion, le plus souvent dans les représentations de la Mise au Tombeau ou de la Visite des saintes Femmes.

La représentation de la Maigrauge est une des plus anciennes et la première peinte sur un saint sépulcre.

Ces caractéristiques font aussi la richesse de l’iconographie du saint sépulcre de la Maigrauge.  Il faut donc sans doute voir dans les particularités iconographiques du sépulcre fribourgeois l’illustration d’une dévotion à la Vierge souffrante, encouragée dans le milieu cistercien. 

Conclusion

Ainsi l’introduction de la figure de saint Jean et le rôle particulier assigné à la Vierge semblent surtout destinés à éveiller la piété. Des procédés stylistiques et l’iconographie incitent ici le spectateur à contempler le Christ gisant à l’exemple de la Vierge souffrante et à s’associer à la douleur de celle-ci, à compatir.

Le sépulcre démontre par son iconographie que ces œuvres utilisées dans les célébrations paraliturgiques devaient aussi jouer un rôle important dans la pratique religieuse, notamment dans la dévotion liée à la Passion.